Risquer sa peau : gouvernance et fragilité

Notre monde est complexe. L’excès de complexité fragilise. Tout système pyramidal (fortement hiérarchisé) est fragile. Prenez une grande entreprise, une banque, un grand gouvernement – ils peuvent vaciller suite à un évènement inattendu…

A l’inverse, toute structure qui évolue du bas vers le haut, prospère sous un certain niveau de désordre et de stress. L’innovation et la capacité de prendre des risques propres à ce type d’environnement, encouragent l’entrepreneuriat et le progrès.

Ces observations nous amènent à la conclusion que l’un des plus importants éléments qui fragilise notre société et qui génère de nombreuses crises, est l’absence de la notion « risquer sa peau ». Nous vivons dans le système dominé par la pensée académique assez théorique et rigide, appelé « soviético-harvardien » par Nassim Nicolas Taleb. Ce système, qui s’est largement répandu au cours des dernières décennies, permet à certains d’avoir les avantages générés par la volatilité, variation et désordre, tout en transférant vers les autres les inconvénients des risques et des pertes générés.

Clairement illustré par la crise financière de 2008, la prolifération des transferts des risques « vers les autres » est facile à dissimiler grâce à la complexité de plus en plus croissante des institutions et des affaires politiques modernes.

Dans son livre « Antifragile. Les bienfaits du désordre », N. Taleb fait l’observation suivante. Dans le passé les personnes bénéficiant d’une certaine notoriété et d’un certain statut social étaient souvent ceux qui ont pris des risques et qui assumaient toutes les conséquences de leurs actions, négatives comme positives : un explorateur qui a traversé les océans, un marchand qui a financé les expéditions, un général qui a gagné les batailles, etc. Les héros étaient ceux qui ont accomplis ces actions pour le bien d’autrui. Aujourd’hui nous vivons le phénomène inverse : nous sommes les témoins de la montée d’une classe des « héros inversés » qui sont des bureaucrates, des banquiers, diverses personnalités passant par des rassemblements du type Davos et des académiciens avec beaucoup trop de pouvoir et sans réelles responsabilités ou inconvénients. Ils jouent avec le système pendant que les citoyens en paient le prix.

A aucun moment de l’histoire un nombre aussi important des personnes ne prenant aucun risque et n’ayant aucune exposition personnelle, n’exerçait autant de contrôle sur le monde.

Ceci est probablement dû au fait que nous croyons avoir atteint un niveau de connaissances scientifiques jamais vu auparavant et permettant de maitriser tout phénomène. Le fait que nous pouvons essayer de « rationaliser » tout système, tout évènement (généralement apostériori), nous procure la sensation que nous maitrisons les origines des évènements. Toutefois, en-dehors de quelques sciences exactes (maths, physique), la « rationalisation » n’explique pas les raisons réelles des phénomènes. Plus que cela, nous ne pouvons pas écrire des manuels d’utilisation pour tout ce qui pourrait arriver dans la vie.

Ainsi, nous construisons des sociétés qui sont de plus en plus aveugles par rapport à tout ce qui n’a pas été décrit dans un plan économique, social ou médical, et qui, par conséquent, sont de plus en plus fragiles. Les politiques prévisionnelles d’aujourd’hui sont bénéfiques pour tout ce qui est visible et petit (très mesurable), et où les effets secondaires sont cachés et peuvent avoir des impacts très graves. Nous contribuons, en quelque sorte, à la prolifération des Cygnes Noirs.

L’un des moyens les plus évidents pour palier à la fragilisation excessive de la société est l’ajout du composant « risquer sa peau » dans diverses structures. Le plus simple, c’est d’aligner aussi étroitement que possible toute sorte d’incitations et des avantages avec le résultat des actions à moyen/long terme. Depuis la crise financière de 2008 ce sujet apparait assez régulièrement dans les discussions concernant le système d’attribution des bonus distribués dans les banques. Les demandes de les étaler dans le temps et de les lier avec les performances des banques à moyen terme, sont de plus en plus en plus persistantes et commencent à être prises en compte.

Un autre exemple concerne la vie des entreprises. En février 2009 j’ai suivi le cours de Joël Sterne, fondateur de Stern Value Management (anciennement Stern Stewart &Co Inc.), développeur et promoteur de la méthodologie EVA (Economic Value Added) qui permet de juger les performances d’une société par rapport à sa valeur économique sans se limiter à sa seule valeur financière. Joël Stern affirmait que si les banques avaient implémenté les mesures de performance basées sur EVA, la crise financière n’aurait jamais eu lieu. Les préconisations de cette méthode incluent une forte responsabilisation morale et financière du management et de tous les employés. Elle apporte l’élément « risquer sa peau » dans le contexte.

En l’occurrence, Joël Stern considère que depuis les décennies le problème fondamental de la gouvernance des entreprises consiste dans la façon dont les mesures de performances du top management sont mises en place par les conseils d’administration. Ce dernier se concentre sur le cadre comptable, sur les profits de « bottom line » comme Net Profit After Tax (NPAT) ou Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation and Amortization (EBIDTA).

Cependant, on peut voir que l’utilisation de NPAT ou d’EBIDTA encourage le management et le conseil d’administration de dépasser dangereusement les niveaux raisonnables du ratio « dette sur fonds propres ». C’est probablement l’une des principales causes de la crise financière 2008 liée aux crédits hypothécaires où nous étions à un niveau jamais vu de déresponsabilisation.

Il est bien connu que dans leur choix des investissements, les investisseurs avertis ne font jamais confiance aveugle au cadre purement comptable, mais procèdent aux ajustements importants par rapport aux réalités économiques. L’absence de ces ajustements économiques dans le fonctionnement management / conseil d’administration mène vers la situation, où le management procède aux investissements ayant un taux de retour bien inférieur à celui qui est attendu par rapport aux risques pris. Plus que cela, la définition d’EBIDTA comme mesure de performance n’exige que le retour sur capital supérieur à zéro, sans aucune autre contrainte de performance.

D’après Joël Stern, la solution permettant la « defragilisation » de la société d’un point de vue économique, consiste dans une plus grande implication et intéressement du management et de tous les employés à travers l’entreprise. Ces mesures peuvent être implémentées à travers des incitations et des rémunérations variables indexées sur l’allocation du capital. Par ailleurs, cette approche permet également une récompense équitable des actionnaires.

Source d’images : Wikimedia

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Lara STANLEY

Lara STANLEY écrit les analyses centrées essentiellement sur les sujets de l’économie, la finance et la société. Ayant travaillé dans les domaines de développement,...

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