Cygne Noir, signe aléatoire

Beaucoup d’entre nous aimeraient connaitre de quoi l’avenir sera fait. Ceci est impossible, et peut-être heureusement. Nous pouvons prévoir certaines grandes tendances : en fonction de notre âge, en fonction des cycles macroéconomiques. A l’échelle microéconomique, nous pouvons faire le planning de la journée, de la semaine. En aucun cas nous ne pouvons prévoir des externalités : évènements qui ne dépendent pas de notre volonté et sur lesquels nous n’avons aucun pouvoir. Bien entendu, nous pouvons gérer des risques liés à ces externalités, mais uniquement dans la limite de… l’ouverture de notre angle de vue.

En parlant d’évènements aléatoires, il est intéressant de se référer aux interventions de Nassim Taleb qui, grâce à ses derniers livres, a popularisé plusieurs concepts statistiques et économiques. Dans son livre « Le cygne noir : La puissance de l’imprévisible » (« The Black Swan: The Impact of the Highly Improbable”), il remet à jour le concept du « cygne noir » qui fait référence à la situation où une personne qui n’a vu uniquement que des cygnes au plumage blanc, peut être profondément choquée lorsqu’elle en voit un de couleur noire. Ainsi, le concept de « Cygne Noir » dans le sens plus large permet de designer les évènements qui :

  1. Se trouvent en dehors de nos attentes quotidiennes, car rien dans le passé n’a préjugé leur apparition ;
  2. Peuvent avoir un impact extrême ;
  3. Malgré leur appartenance aux « externalités » (évènements qui ne dépendent pas de notre volonté et sur lesquels nous n’avons aucun pouvoir), la nature humaine nous pousse à créer, à posteriori, des explications à ces faits. Ces explications donnent aux Cygne Noirs (CN) l’air de quelque chose de raisonnablement prédictible.

Les CN ne sont pas toujours néfastes comme la crise financière du 2008, mais peuvent également être les étapes du progrès scientifique, des inventions majeures qui ont changé nos existences, comme la découverte de pénicilline ou du Viagra.

Lors de la conférence « Exchanges on Global Economy» organisée par BBC World Services et l’Université Paris Dauphine le 18 décembre 2013, Nassim Taleb a remarqué que peu de personnes ont la capacité de prendre du recul et d’avoir une vue d’ensemble des évènements. La nature humaine est meilleure en prédiction du « petit » : on compte des centimes au lieu de voir les opportunités qui peuvent générer (ou faire perdre) des millions. D’après lui, l’une des principales raisons de prolifération des CN, est que nous ne sommes pas suffisamment exposés aux conséquences de nos actions. Par exemple, conformément au Code de Hammurabi établi dans le Babylone ancien autour du 1700 av J.C., un architecte était responsable de la robustesse de la maison qu’il faisait construire. Si la maison s’écroulait, l’architecte était condamné à la peine de mort, car, de toute évidence, et à toute époque, un architecte connait mieux les forces et les faiblesses de son œuvre que tout inspecteur hygiène-sécurité. C’est notamment grâce à ce système, où plusieurs « filtres » permettaient de juger les compétences des personnes d’après les résultats de leurs actions, que nous avons pu avoir des œuvres impossibles à reconstituer à notre temps, comme par exemple, le pont du Gard. Nassim Taleb considère que cette démarche peut être adoptée comme l’une des voies de prévention des crimes : exiger l’approche « œil pour œil » pour ceux qui nuisent aux autres.

La complexité du monde dans lequel nous vivons s’accroit de jour en jour.  Depuis la révolution industrielle elle semble augmenter d’une manière exponentielle. Cette complexité génère de plus en plus de CN sur lesquels nous n’avons aucune emprise et parmi lesquels Nassim Taleb place :

  • Les évènements de 1914 et la Première Guerre Mondiale ;
  • L’avènement d’Hitler et la Deuxième Guerre Mondiale ;
  • La disparition précipitée du bloc Soviétique ;
  • Les conséquences de la montée du fondamentalisme islamiste.

En regardant cette liste je pense qu’il surestime la part des évènements aléatoires dans notre existence et par conséquent, le nombre d’événements qui peuvent être considérés comme CN. On ne saura jamais si ceci est lié à certains aprioris propres à l’ancien quant, dont la manière de penser est structurée autour de l’analyse statistique, ou si c’est lié à une dramatisation intentionnelle de son récit (la technique tout à fait honorable, permettant de mieux capter l’attention du lecteur).

Si nous regardons la liste ci-dessus de point de vu de la politique globale (un point de vue qui est probablement encore plus large que celui proposé par Nassim Taleb), on s’aperçoit que tous ces évènements étaient logiquement prévisibles, quelle que soit la forme qu’ils ont pris à la fin.

Supposons que la Première Guerre Mondiale, en tant que conflit militaire était inattendue, voir évitable. Car, comme le souligne bien Nassim Taleb, de point de vue purement statistique, 99,5% des situations marquées par des tensions (comme c’était le cas de la situation en Europe), mènent aux festins arrosés avec du Champagne et non pas aux guerres. Toutefois, compte tenu de l’ampleur des enjeux et de la distribution des intérêts sur la scène politique mondiale de l’époque, une affirmation de ces intérêts avec l’utilisation de la force était inévitable.

En parlant d’évènements plus récents, leur imprévisibilité est encore moins convaincante. L’avènement d’Hitler ou d’un personnage semblable était assez logique. Il est connu que les profondes crises économiques créent des confrontations politiques et sociales extrêmes. L’Allemagne du début des années 1930 était fortement touchée par la Grande Dépression en plus du lourd fardeau des réparations de la Première Guerre Mondiale. Ainsi, elle formait un terreau propice à un régime extrémiste. Ce dernier avait toutes sortes de justifications pour s’offenser contre les pays qui lui ont imposé le traité de Versailles, d’où la logique de la Deuxième Guerre Mondiale. Par ailleurs, une guerre était toujours un excellent moyen pour sortir d’une crise économique. Plusieurs archives secrètes de l’époque qui sont devenues accessibles au public permettent de comprendre encore mieux la logique des évènements. Ainsi, plusieurs notes du commandement de l’armée russe et de ses services des renseignements, datées de 1915-1916 et adressées à tzar Nikolaï II, parlent du fait que la Première Guerre mondiale ne pouvait pas résoudre les contradictions des intérêts qui se sont accumulés au niveau global, et qu’une nouvelle guerre mondiale était à prévoir dans 20-30 ans.

Les mêmes réserves peuvent être exprimées à propos de l’imprévisibilité de la disparition du bloc Soviétique. Cet événement pouvait être inattendu pour des personnes très éloignées des réalités de l’URSS, mais pas pour celles qui connaissaient bien le sujet. On peut faire un parallèle entre cet exemple et l’histoire des 1000 jours de vie d’une dinde, racontée par Nassim Taleb, où une dinde qui a vécu paisiblement les 1000 premiers jours de sa vie, n’imagine pas qu’au mil-premier jour elle va se transformer en plat principal d’un diner de Thanksgiving. Ce dernier évènement, qui est un CN pour la dinde, n’a rien d’imprévisible pour un boucher ou un fermier, car le CN dépend clairement de votre niveau de connaissance du sujet (ou de l’ouverture de votre angle de vue). Ainsi, la chute de l’Union Soviétique pouvait être inattendue pour un observateur occidental, mais tous ceux qui connaissent bien le pays de l’intérieur, pouvaient anticiper dès la fin des années 1970s les transformations majeures à venir dans la structure de la gouvernance de l’état.

Revenons vers l’apparente imprévisibilité de la disparition du bloc Soviétique. Porté au pouvoir en mars 1985, Mikhaïl Gorbatchev, en tant que nouveau Secrétaire Général du Parti Communiste de l’Union Soviétique, convoque une session plénière du Comité Central du Parti. Lors de cette session il prononce un discours qui n’est que très peu mentionné dans les analyses actuelles de la situation de l’époque, mais qui a servi de base pour tout ce qui s’est déroulé dès l’avril 1985. Suite à cette allocution du nouveau « GenSec », la fine et brillante professeure de Philosophie de mon lycée nous a avertis : analysez bien tout ce qui a été dit par Gorbatcheuv, nous sommes à l’aube de transformations majeures et inattendues. Quelques jours plus tard, le Ministère de l’Éducation change certaines parties du programme de baccalauréat de l’année en cours (l’histoire, la philosophie, les langues étrangères et la géographie économique). J’invite chaque personne qui a passé (ou qui va passer prochainement) son bac, à imaginer que le programme des épreuves du juin est sensiblement modifié fin avril. C’était un réel CN de point de vue de tout lycéen. Tout ce qui s’est passé au cours des années suivantes ne semble être qu’une suite logique de ce CN, même si chacun de ces évènements pris séparément n’était pas réellement prédictible…

D’après Nassim Taleb, la partie la plus surprenante dans nos efforts de prédire l’histoire ce n’est pas l’ampleur des erreurs que nous faisons, mais notre ignorance totale concernant leur existence et leur probabilité. Pourtant, il suffit de se renseigner et de réfléchir un peu… Cela me ramène vers la discussion avec un ami lors de laquelle nous avons abordé le contexte de la dernière crise financière. N’étant pas financier de métier (il a fait son bac+5 à la faculté des mathématiques), il s’étonnait sincèrement comment toute personne seine d’esprit et ayant fait un peu de maths, pouvait croire à la théorie de gestion de portefeuille et, par conséquence, bâtir sur cette théorie un système financier mondial. Or, les créateurs de cette théorie, tout comme une bonne partie de leurs adeptes, ont bien eu des cours des mathématiques… En simplifiant, cette théorie assume que nous pouvons faire abstraction de déviations de « normalité » (CN) dans les fluctuations des marchés financiers en diversifiant nos investissements. Maintenant imaginez que vous détenez plusieurs produits financiers (actions, devises, produits dérivés…) dans votre portefeuille. Soudainement certains d’entre eux commencent à varier en même temps (leurs fluctuations s’amplifient). Imaginer que cela arrive à la moitié de vos placements, aux deux-tiers, aux trois cinquièmes… C’est un peu ce qui s’est passé en 2008 (tout a commencé à chuter en même temps), et ce qui peut arriver de nouveau à tout moment.

Nassim Taleb a parfaitement raison en affirmant que le CN nous met dans la situation où ce que nous ne savons pas est bien plus pertinent par rapport à ce que nous savons. Mais pour le réaliser il faut se tourner vers la philosophie, qui est, par ailleurs, le domaine de prédilection de ce personnage à multiples facettes. Cela nous amène vers le « Je sais que je ne sais rien » de Socrate qui dépasse le cadre de cette publication.

L’enregistrement de la conférence cité dans cet article sera transmis par la BBC World Services le 11 janvier 2014.

Source photo : Wikimedia

Partager sur :

Lara STANLEY

Lara STANLEY écrit les analyses centrées essentiellement sur les sujets de l’économie, la finance et la société. Ayant travaillé dans les domaines de développement,...

Les commentaires sont fermés.